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Ruminations autour du poème de Joubert Joseph : Léa ou La beauté en mille morceaux

La quête de l'amour semble faire l'unanimité dans toutes les destinées. Ce n'est apparemment pas une priorité dans les activités humaines, mais c'est une obsession qui trône dans l'aspiration au bonheur, qu'elle  s'exprime à travers le désir insatiable du libertin sans Dieu ni maître , ou dans la méditation du mystique pour qui l'Amour est la définition même du Divin. Plus communément, une multitude de couples se cherchent  et se trouvent , de façon durable ou passagère, et les ambitions sont le plus souvent au service de nos fantasmes. Cette hiérarchie parfois s'inverse lorsque le choc des égos tend à faire penser que l'amour animal est juste une illusion programmée par quelque nature bénéfique ou maléfique pour perpétuer l'espèce.

Pour notre espèce humaine épouvantée par intermittence par sa cruelle sauvagerie , le poète apparaît quelquefois comme un guide et un arbitre  de cette quête d'amour. Il nous est intolérable de penser que le désir sexuel et son plaisir pourraient être, chez les humains pseudo sapiens, comparable à leurs équivalents chez les iguanes où les femelles orchestrent les affrontements impitoyables des mâles pour obtenir de les copuler, ou à ceux de l'araignée danseuse qui choisit le mâle le plus dégourdi à faire danser ses membres  afin d'en faire le géniteur de ses futurs enfants, et qui le tue systématiquement après le coït pour que la progéniture trouve ensuite directement de quoi se nourrir. Il est plus gratifiant pour l'être humain de se comparer au grillon qui fait de son corps un violon rudimentaire pour attirer sa femelle , et donc le poète, quelles que soient ses croyances, tente de sublimer l'instinct reproducteur  à travers des pensées, des mots qui accordent la bestialité hédoniste de ses désirs à une dimension céleste, et crée ainsi une mythologie autour de son existence et de celles ou de ceux qui cherchent un miroir valorisant à leur identité.

Cette mythologie de l'amour vaut autant pour l'athée , qui dans la dimension érotique sacralise  son égo pour se sentir une sorte de dieu avec sa déesse, que pour le croyant qui perçoit l'amour humain comme un reflet à notre petite échelle de conscience de cet amour Cosmique qui soutient et motive les étoiles dans leur rayonnement et dans la danse de l'attraction universelle.

Pour celui qui ne sait qui croire et comment percevoir, il y a la possibilité du ''pari de Pascal'' ,qui  améliore la condition humaine par les vertus qu'on y conclut de déployer, avec leurs conséquences sur la félicité de la conscience. Dans le cadre de son actuelle  théologie amoureuse le poète Joubert JOSEPH nous présente en exergue de son nouvel ouvrage la photographie de sa bien aimée à l'aspect tellement aimable, franc et naturel qu'il serait blasphématoire d'imaginer  que derrière l'ange doux de la simplicité puisse encore se cacher une diablesse, le genre que l'on découvre parfois dans les feuilletons de la vie et de la télévision, le genre qui dans les posts FaceBook demande à Dieu un mari qui la craint, le genre pour qui la naïveté du poète béat  devant les formes de la femme est la plus puissante des cordes pour l'enchainer et l'instrumentaliser comme s'il n'était lui même qu'un porc hypocrite à cannibaliser.

Je me suis longtemps demandé comment Louis Aragon en était arrivé à écrire «Il n'y a pas d'amour heureux», lui qui avait gravé dans mon coeur ce sublime quatrain :«Tes yeux sont si profonds qu'en me penchant pour boire /J'ai vu tous les soleils y venir s'y mirer/Y venir s'y jeter tous les désespérés/Tes yeux sont si profonds que j'en perds la mémoire». Lui et Elsa, lorsque je les fréquentais, semblaient tellement aimants, tant qu'ils étaient des signes vivants de l'espérance d'une bonne vie possible en couple .

Certes tout amour doit s'affirmer dans des contextes d'humanité prédatrice, mais j'étais d'autant plus perplexe  de ce que les égos puissent compromettre l'utopie amoureuse, que j'avais mis au point un plan de poésie dansée rituelle dans ma vie de couple. Cela semblait devoir fonctionner de façon perpétuelle, cette harmonie partagée, et il fallut plus de deux décennies pour la faire dérailler au fil des turbulences des caractères en jeu, de leur baisse de vigilance et de leurs illusions. En fait même le naufrage du couple ne fut pas celui de l'amour, qui devint amitié dans la sagesse partagée, alors que nous nous racontions nos tribulations avec nos nouveaux amants. J'en déduis que le pari d'amour en valait la peine, escorté de poésie pratique et non ostentatoire, car l'amour exprimé par le poète est une proposition pour une transmutation complète de notre identité animale. Cette alchimie est ainsi évoquée par Joubert JOSEPH  :

«Et mon cœur cherche
À se pulvériser
Par envie de se jeter
En molécule
Dans tes yeux-diamants»

Le poète cherche par cet anéantissement une résurrection dans une vie plus dignement cosmique, c'est une  communication sur ce plan qu'il propose à sa bien-aimée :

«Il y a ton corps
Il y a le mien
J'invite la mer
À notre rencontre
Pour laver nos blessures»

Le paradoxe, c'est que la femme, dans le poème courtois, paraît être la créature qui guide l'homme, alors que c'est le poète qui lui octroie  la souveraineté présupposée en définissant le niveau de conscience de ses pouvoirs érotiques et maternels, et rien ne certifie que la femme aimée se hissera sur ce plan :

«Je te porte en moi
Telle une illusion»

Une illusion fertile pour les deux protagonistes de cette proposition d'amour s'ils la saisissent en choeur, une illusion génératrice de réalité et d'une réalité indiscutable dans la mesure où ni muse ni poète ne sont rien  sans le Soleil qui les éclaire, les enveloppe et leur fournit de l'énergie, jusque dans les échos des lampes nocturnes. Et comme nous craignons de regarder le Soleil en face, et sommes moins enclins que les insectes éphémères à nous brûler aux lampes,  la bien-aimée incarne par ricochet son Rayonnement, en tant que chef-d'oeuvre de la nature et des éléments issus de sa Lumière :

«Et j'ai entendu
Par toutes les veines
De la terre
Que ton visage
Est le seul
Et unique repère du soleil»

Néanmoins le poète n'est pas dupe de l'imperfection des créatures mortelles. Faire de la femme une idole, lui donner l'illusion de la toute-puissance, caricaturerait sa jouissance sous les traits de  la dévoration qu'effectue la mante religieuse de son petit mari pendant le coït. Le poète propose plutôt un pacte d'amour à celle qu'il désire, une règle du jeu. En effet , l'harmonie du couple se perfectionne par la volonté, le consentement et l'écoute que nécessite un chant à deux et non point frustré et solitaire, et il y faut la conscience de nos imperfections:

«Chante avec moi
Le Champ de mars connaît
Par cœur nos maladresses»

En même temps,  le poète signale à la femme  qu'il courtise qu'il n'est pas juste un dévot païen de son corps, adorateur de son orgueil et sa cruauté potentielle, se donnant en sacrifice absurde à son mental manipulateur, il montre qu'il est capable de garder une distance avec les abus et lui propose plutôt un alcool onirique  pour sortir de l'animalité et de l'indifférence, car lui au moins, jouit déjà de son amour de rêve, tant il n'y a que l'amour que l'on rayonne où l'on soit sûr de se trouver :

«À tes pieds
Je bois mon indifférence
À grande gorgée
En buveur de songes»

Il s'agit donc de partager avec l'aimée la joie de l'imagination créatrice de vécu illuminé, de transformer la poussière de soleil que nous sommes géologiquement en semence de soleil par la magie poétique de l'amour :

«Même quand il fait nuit
De l’autre côté du jour
Il y a toujours
Une paire de soleils
À ton corsage»

Et ainsi par la fusion qui fait entrer l'amoureuse dans l'intimité du poète, celle-ci pourra jouir de la conscience de sa tribu cosmique, et partager le repos éternel de l'éveil dans l'âme du Monde, car si le coït est perte de l'identité individuelle dans celle du couple, l'écho du poème dans la conscience est perte de l'identité de l'espèce, et découverte en nous des flux de la nature :

«Laisse-moi t’offrir des étoiles
Tu pourras les cacher
Dans tes pores

Laisse-moi t’offrir la mer
Tu pourras la porter
Dans tes yeux»

Evidemment, comme il est possible que le jeu ne soit pas partagé avec la même radicalité par le poète et sa muse , Joubert JOSEPH se met à craindre que le couple ne retombe un jour en eau de boudin dans la trivialité des arrangements animaux, et que son instinct de séducteur soit finalement un piège dont il sera la première proie :

«Merde
Et si nos souvenirs deviennent
Une véritable épée de Damoclès
Pendue sur ma tête»

Conclusion humoristique qui se complète sans point d'interrogation  par une réflexion profonde sur le caractère illusoire des séductions littéraires , en écho avec les désillusions de Rimbaud qui plutôt que de s'incruster dans la foire d'empoigne hypocrite des patentés parisiens de la gloire littéraire ,chez qui la splendeur des mots cache l'indigence du vécu, préfère survivre en vendant des casseroles au Harrar, mais en gardant jusqu'au bout  ses Illuminations dans les yeux, même si sa compagne éthiopienne passagère ne s'y sera pas accroché comme à une délivrance crédible :

«Et si l’insatiabilité du poème
Devient prétexte
Pour arrêter d’écrire»

Certes dans le poème de Joubert Joseph comme dans ma présente rumination,  s'affirme une répartition de rôles entre la femelle et le mâle dans le théâtre d'amour. À celles ou ceux qui ne voient qu'instrumentalisation masculine dans les façons de l'amour courtois, je dirai que les rôles auraient pu éventuellement être inversés, on peut imaginer qu'une poétesse Léa ait chanté sous la fenêtre de Joubert, afin de l'inviter dans son harmonie. On ne souhaite que cela.

Dominique Oriata TRON
Docteur ès Etudes Théâtrales de l'Université Paris
Professeur retraité de l'enseignement du théâtre et de la littérature au Lycée La Mennais de Tahïti
Prix 1966 du jeune travailleur intellectuel pour son premier recueil de poèmes "Stéréophonies" publié chez Seghers avec une préface d'Elsa Triolet

Source : Le National
2018

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