(En hommage aux personnes tombées sous les balles des bandits en Haïti)
Ici, à Port-au-Prince, courir est un reflexe. C’est comme faire fuir une mouche d’un geste de la main. On n’apprend à personne comment se débarrasser d’un insecte nuisible. On sent sa piqure, on réagit. C’est comme ça depuis un certain temps. Quand on est dans la rue, rentrer chez soi est une obsession ; on marche très vite, on veut retrouver sa famille. On ne fait pas exprès quand on évite de parler aux gens, surtout aux inconnus. Ici, parler de monsieur untel, surtout si c’est un bandit, c’est signer son arrêt de mort. Et personne ne veut mourir. Mourir au milieu de la rue, sur le trottoir. C’est effrayant. On ne sait rien sur toi, et rien de ce que tu as accompli n’a de sens. L’ambulance arrive, et puis toi et tes diplômes, tes années de travail, tout ça va à la morgue. Plus tard, si personne ne vient réclamer le corps, c’est rien… on n’entendra plus jamais parler de toi. Voilà ce à quoi on est exposé quand on marche ici, à Port-au-Prince, ou quand on ne parle pas à travers de son chapeau. Si on est au lit, ce n’est pas fini, au moins, on doit faire des pieds et des mains pour garder un œil ouvert. Je ne sais pas comment on est arrivé à ce miracle, mais on le fait, ici à Port-au-Prince. Ça épuise, mais c’est mieux que de mourir parce qu’on n’était pas sur sa garde. Les enfants courent continuellement dans leurs rêves. C’est dommage pour eux. À leur réveil, ils dressent un portrait flou du type qui les poursuivaient. Il avait toujours des armes de gros calibre à la main, et d’autres individus armés jusqu’aux dents le suivaient, et lui obéissaient comme des moutons de panurge. Les parents sont épuisés. Ils courent dans leurs rêves à eux ainsi que dans ceux de leurs enfants. À chaque matin, ils sont à bout de souffle. Mais c’est rien. Tout le monde court en Haïti. Il n’y a pas de caprice, pas d’exception. Quelques jours de cela, le président de la République courait dans tous les sens. On le voyait à la télé, après son discours lors de la commémoration de la mort de Lempereur Jean Jacques Dessalines. D’habitude, le peuple est content, et acclame. Mais pas ce jour-là. Des pierres tombaient du ciel, on aurait dit une pluie d’astéroïdes, et tout le monde se mettait à courir comme des fous. Pas longtemps, j’ai appris que, dans certains pays, on apprenait aux enfants à courir pour les jeux olympiques. Ici, on a ça dans le sang. On ne sait pas quand ça va déraper, alors on court tout le temps. Quand je vais à la fac aujourd’hui, mes parents m’attendent dans l’embrasure de la porte, ils me regardent fixement, m’embrassent, me couvrent de larmes comme s’ils ne me reverraient plus. Pourtant je vais juste à la fac. Mais bon ! Je vais courir un peu, mais ça, ce n’est pas nouveau. On en est habitué. Mon demi-frère courait quand les bandits de Martissant l’ont criblé de balle. Sa mère a dit l’autre soir que son seul regret était le fait qu’elle n’avait pas pris le temps de regarder son fils suffisamment quand il ouvrait la porte pour sortir. Ma mère a entendu tout ça, depuis elle me regarde affectueusement chaque matin. L’autre jour, on a tué quatre jeunes garçons dans la Cité de Dieu qui refusaient de recevoir des sacs de riz volés. Le chef du gang avait considéré leur refus comme un décri ; un geste de dépréciation du mode de son fonctionnement. Le message était clair et simple. Il l’a compris, et a tué ces jeunes comme des chiens. Mais ce n’est pas si intéressant que ça. Parlons de préférence de cette commerçante qui a perdu son bras droit l’autre jour. Elle était assise près de son commerce quand elle a reçu la balle. La rue était déserte. Une autre femme qui était un peu plus habituée à courir l’a accusée de «twò renmen sa». Elle n’aurait pas dû rester là à liquider ces «pèpè». C’est comme ça. D’ailleurs, je commence à comprendre pourquoi on dit que les morts ont toujours tort. En Haïti, les morts ne retrouveront jamais leur paix ; ils sont trop habitués à courir. Ils auront beaucoup de misère à s’assoir et à boire paisiblement du champagne avec les anges. Ils couraient par le passé, ils le feront encore.
Peter CENAS
Journal intime, 3 Novembre
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